Pour commencer, un extrait du roman (non publié) de Mill, chanteur, harmoniciste et principal parolier du groupe :
L'été
dernier, à l'occasion de l'un de mes retours de Bécours, Manu
m'épingle comme il sait le faire et me confie qu'il envisage de
quitter les Barbiches.
« Sept
ans que j'y suis, j'ai un peu envie d'autre chose. Tiens, regarde. »
Et il
sort une partition de sous la table basse.
J'y
pige que dalle. Je suis pas musicien, moi, et les partoches, au fond,
c'est juste une fiche technique dont j'ai paumé la vf.
« Oui,
c'est très joli, Manu. Des lignes bien parallèles avec des
zigouigouis qui traînent par-dessus.
- T'es con... C'est de la guitare classique. Je bosse mes arpèges. »
Pour les néophytes de la gratte, les arpèges, ça se joue avec les doigts. Tu pinces tes cordes, ça fait bling, tu les tires, tu les tapes, t'alternes selon le rythme que t'as choisi pour tes phalanges, et t'obtiens une mélopée entêtante susceptible de poser une cadence différente de celle des accords. Les arpèges, pour moi, c'est la porte ouverte à tous les Dylan, Nick Drake ou Crosby, Stills and Nash.
- T'es con... C'est de la guitare classique. Je bosse mes arpèges. »
Pour les néophytes de la gratte, les arpèges, ça se joue avec les doigts. Tu pinces tes cordes, ça fait bling, tu les tires, tu les tapes, t'alternes selon le rythme que t'as choisi pour tes phalanges, et t'obtiens une mélopée entêtante susceptible de poser une cadence différente de celle des accords. Les arpèges, pour moi, c'est la porte ouverte à tous les Dylan, Nick Drake ou Crosby, Stills and Nash.
Alors
quand Manu m'apprend qu'il s'y remet, aux arpèges, et pas juste avec
le dos de la cuillère à pot, ça jute sévère au fond de mon
calcif.
Peu
de temps après, Manu me propose de reprendre un vieux projet :
« Bon,
on se le monte, ce set de musique latino-américaine ? »
Je
dis oui. Avec Manu, faut dire oui. Je savais que c'était le premier
pas. Et on y va franco : en quelques après-midi de répétitions
feutrées, nous étoffons un répertoire de douze morceaux : Violetta
Parra, Quilapayun, Paco Ibañez,
la musique de mon enfance, autant dire que c'est dans le fond de mes
gênes que ça se passe. J'ai conscience que Manu voulait me
débaucher. J'ai conscience qu'il sait parfaitement que je refuserai
jamais de chanter ces chansons-là, parce que merde quoi, je les
entendais déjà d'une oreille pas finie quand je n'étais que larve
dans le dedans de ma mutti. J'ai conscience pourtant qu'y a pas de
stratégie, juste le plaisir retrouvé de travailler ensemble, la
perspective de reprendre la rue, lui et moi, le duo fondateur, les
deux plus barges de la bande, les taureaux, les sanguins... Hal ! Et
on finit par y aller, un an plus tard, avec Christophe, prof de son à
Studio Meuh, recruté à la guitare d'appoint, au cajon, à la
troisième voix. Je baptise notre formation Condorito, du nom d'un
personnage emprunté à la culture populaire chilienne : une espèce
de volatile au crâne pelé qui raconte des blagues à la Toto, pas
franchement du meilleur niveau, mais on s'en tape, ça sonne et tant
que ça sonne, tout va bien.
Un
jour, je dis à Manu :
« Sans
déconner, mec, on va bientôt mourir, tu le sens pas ? Faut qu'on se
magne le train si on veut révolutionner la musique une bonne fois
pour toutes. Viens, on fait des compos. »
Il
se marre, refuse timidement, laisse la porte grande ouverte, attend
un mois avant de changer d'avis, me propose d'emblée cinq compos.
« T'es
parolier ? Vas-y, écris ! »
Si
tu me connais un petit peu, tu sais qu'il faut pas me le demander
deux fois.
Manu
me chope l'avant-bras de sa putain de grosse manasse d'étrangleur de
vieilles dames !
« Attends,
y a un cahier des charges. »
Bigre
de bigre, ça brille méchant dans le fond de ses pupilles !
« Ces
morceaux, je les sens différemment.
-
Techniquement, tu les écoutes, tu les entends, voire tu les ois,
mais j'ai du mal à t'imaginer reniflant ta guitare...
-
Putain, mais ferme-la cinq minutes, merde... Là-dedans, y a pas
d'esbroufe, c'est de la chanson, c'est... c'est la maturité, voilà
!
-
Vu la solennité de ce que tu viens de me sortir, je préfère te
demander la permission avant de m'embarquer sur un prodigieux fou
rire. Question de respect.»
Malgré
la rouste qui s'en suit, j'accède à la demande de Manu : ces
chansons doivent raconter une histoire, évoquer des images, ça doit
fleurer bon le désert, le saloon et les coups de revolver. Il faut
du bucolique, de l'épique et du sens caché. Lâche-toi à fond mais
reste sur des rails. Et les rails, ma foi, c'est toi qui les poses,
alors commence pas à râler.
Deux
mois et dix-huit morceaux plus tard, je dis :
« Il
nous faut un nom, mec. »
Manu
hausse les épaules.
Traduction
: oui, je sais, je suis d'accord. Trouve-le et on en cause.
« J'en
ai déjà un, mec. »
Il
lève la tête et me signifie du menton qu'il aimerait bien
l'entendre.
« Qu'est-ce
que tu penses de Bérénice Bang Bang ? »
On
a rarement entendu silence plus éloquent.
Froncement
de sourcils, narine hélicoïdale, léger frémissement de la lèvre
inférieure. Manu, des fois, c'est Gary Cooper avec le regard de
Clint Eastwood.
« Laisse-moi
deviner : le Bang Bang, ça te cause, mais le choix de Bérénice,
c'est pas trop ça, pas vrai ?
-
Ouais, voilà. »
J'y
vais de mon argumentation à deux balles.
Petit
un, l'affect :
« Je
sais pas pourquoi, mais ce prénom me traîne dans le crâne depuis
l'âge de vingt piges. Le côté désuet mais pas vieillot, tu vois.
Et ces deux premières syllabes qui m'évoquent le beretta, suivies
d'une douce résolution, le « n », la sifflante finale...
C'est un de ces mots qui me touchent, je sais même pas pourquoi... »
Il
dit rien, le cow-boy, les yeux plongés sur le manche de sa folk.
Petit
deux, la confrontation :
« Ben,
vas-y, toi, propose ! Tu crois peut-être que c'est facile de
baptiser un groupe de folk-blues-cajun par les temps qui courent ? »
Petit
trois, l'intimidation :
« Si
c'est ça, tu peux toujours te gratter pour que j'ouvre la bouteille
de rouge... »
Et
enfin, l'argument décisif :
« Tu
sais quoi, on a qu'à googler Bérénice. »
Je
m'attelle à cette tâche avec un plaisir non dissimulé. Je tombe
sur un article de Wikipédia qui commence comme suit :
« Bérénice
(en grec ancien : Berenikê ou Beronikê) est un prénom féminin
d'origine macédonienne qui signifie « celle qui porte (berô
en macédonien, proche de pherô
en grec attique) la victoire »... »
J'interromps
ma lecture et jette mes yeux ronds à la gueule de ceux de Manu.
« Celle
qui porte la victoire... Heu, on a pas la choix, mec.
- Et
tu sais comment elle la porte, la victoire ?
- A
coups de revolver !
-
Bang bang ! »
Mill, Confessions d'un blaireau, 2015